La légende de Taïta Osongo (extrait)
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illustration de Joel Franz Rosell |
Une
brusque secousse sortit le maître d’équipage de ses réflexions. Son instinct de
marin lui avait indiqué qu’il y avait un danger, et il ne lui fallut qu’une
seconde pour quitter le hamac et monter sur le pont. Il fut surpris par
l’obscurité du matin, le vent froid et humide, la façon dont la mer était
agitée y compris là où ils se trouvaient, à l’intérieur de la baie de La Havane
si bien protégée. La cause de la brusque secousse avait été un coup de vent
accompagné de grosses vagues qui avaient secoué le voilier de Severo Blanco et
tous les autres bateaux ancrés dans le port.
–
Un cyclone approche !, cria-t-il aux marins. Il faut se préparer !
(...)
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illustration de Joel Franz Rosell
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La
patience de Severo Blanco porta ses fruits en cet après-midi d’octobre. Le
cyclone semblait s’être contenté de frôler la pointe ouest de l’île, de sorte
que capitaines et maîtres d’équipages avaient pu laisser aux simples matelots
la surveillance de leurs bâtiments, tandis qu’eux passaient ces moments
d’ouragan dans les tavernes à s’imbiber les entrailles d’eau-de-vie.
Après avoir traîné dans les tavernes les
plus proches du port, Severo Blanco se dirigea vers une autre qui se situait à
l’entrée du quartier malfamé nommé « El Manglar ».
«
Les trois doublons » était une taverne si misérable que le nom grossièrement
peint sur la porte semblait plutôt être un avis de vente : trois doublons d’or
paraissaient suffire pour acheter l’édifice et tout ce qu’il contenait… y
compris les clients. Habituellement n’entraient ici que des marins, des
pêcheurs, des trafiquants à la petite semaine et des délinquants sans foi ni
loi.
La
taverne occupait la partie antérieure d’une maison construite, comme tant
d’autres de la zone, avec des pierres volées sur la muraille récemment démolie.
Une large porte et une fenêtre aux grossiers barreaux de fer, toujours
ouvertes, permettaient de voir qu’à l’intérieur il n’y avait pas de chaises,
mais de rudimentaires banquettes, et qu’au lieu de tables il y avait des
barils. Une planche appuyée sur de grands tonneaux servait de comptoir, et
derrière, clouées au mur, une demi-douzaine de caisses de bois servaient
d’étagères.
La
seule chose qui était vendue aux « Trois doublons », en dehors de quelques
saucissons faisandés et de morceaux de lard desséchés, c’était du rhum et de
l’eau-de-vie. Entre les sombres bouteilles de terre cuite qui contenaient ces
alcools bon marché se détachaient quelques bouteilles de cristal avec de
voyantes étiquettes dorées ; mais le cognac qu’avaient un jour contenu ces
bouteilles ne pouvait être arrivé jusqu’à la taverne que parce que le patron
les avait volées ou obtenues en contrebande.
Severo
Blanco entrait aux « Trois doublons » quand il remarqua un vieux capitaine
ivre. L’homme était proche de sa dernière heure, et il était impossible de
savoir s’il s’enivrait pour oublier à quel point son foie le faisait souffrir,
que c’était l’alcool qui l’avait détruit, ou parce que la meilleure façon de
mourir que pouvait désirer un marin alcoolique était de se noyer dans une
dame-jeanne d’eau-de-vie.
"Résultat, murmurait-il avec les yeux perdus, c’est que je ne pourrai pas
arriver à Cosongo. Il vaut donc mieux que le secret disparaisse avec moi…"
(...)
...le défi à l’autorité de Severo Blanco
ne tarda pas à se manifester.
À
peine quelques heures après les premiers ordres du nouveau capitaine, éclata
une terrible tempête… Et un mois plus tard, comme si elle s’était érigée en
véritable maître du bateau, elle était toujours là. Avec ses vents tranchants
comme des poignards, l’ouragan réduisit les voiles en lambeaux, et ensuite,
tournant comme d’invisibles tire-bouchons, les vents arrachèrent à la base les
trois mâts. La coque sans défense, se vit alors précipitée au sein de vagues
immenses comme des précipices.
Voilà
ce que fut la première semaine. Alors qu’ils se voyaient déjà naufragés, les
gens du bateau négrier se réveillèrent sur une mer si calme qu’elle ressemblait
à de l’acier. Cependant, la lumière qui les éblouissait n’était pas celle du
soleil, mais celle de la coupole d’éclairs qui avait remplacé le ciel.
Les
vents en furie ne tardèrent pas à revenir, mais comme il n’y avait ni voiles ni
mâts à emporter, ils s’en prirent alors aux hommes.
Les
quatre premiers furent précipités dans les vagues, mais après avoir avalé des
litres d’eau et avoir souffert des morsures des crabes, ils se retrouvèrent de
nouveau à bord. Trois autres marins furent à leur tour entraînés dans les airs,
et alors qu’ils étaient sur le point de mourir de faim avec le corps plein des égratignures
faites par des oiseaux invisibles, ils furent de retour, recrachés par un ciel
capricieux.
La
nacelle de l’homme de vigie était bringuebalée dans la cale et les eaux
putrides de la sentine balayaient souvent le pont. Du mousse au capitaine, personne
n’était à son poste, et pas un seul des marins mal en point ne pouvait affirmer
si ce qui palpitait à l’intérieur de son corps était ses entrailles, son âme ou
une mouette qu’il aurait avalée dans la confusion de l’orage.
VI
Severo
Blanco réussissait à se montrer moins affolé que les autres, mais il était le
seul à savoir que cette tempête était inscrite sur le livre de navigation du
vieux capitaine et qu’elle n’était pas un rejeton légitime de la nature.
Enfermé
dans sa cabine, Severo commença par s’agenouiller devant la croix. Mais il
n’avait pas encore réussi à se rappeler comment commençait le Notre Père quand
un des clous de bronze se détacha et le crucifix commença une danse comique,
trop fougueuse pour que seul le roulis du navire pût l’expliquer.
Le
maître d’équipage-capitaine s’allongea sur le ventre et convoqua le Diable, en
lui offrant son âme en échange de la vie. Mais l’ouragan emportait ses cris et
ses blasphèmes, et il monta alors en courant sur le pont pour implorer la pitié
de la mer qui rongeait goulûment le timon, la pitié du vent qui griffait le
pont sans compassion et de la pluie qui les mitraillait avec des gouttes acides
qui creusaient des ulcères dans la peau et corrodait les cordages.
Mais
cela s’était passé au début. Cela faisait un mois… ou un siècle.
Maintenant
Severo Blanco ne demandait plus, n’offrait plus, n’espérait plus. Peu à peu il
avait commencé à se repentir de sa décision d’aller voler la richesse de
Cosongo, et il lui était venu comme un remords pour les milliers d’esclaves que
les bateaux sur lesquels il avait navigué, avaient amenés pour souffrir sur les
plantations d’Amérique.
Au
pire moment, par-dessus le rugissement implacable de l’ouragan, il crut
entendre une voix qui criait, moqueuse : « Rien ne pourra t’arrêter, pas même
tes propres malheurs… ! »
En
trébuchant, Severo Blanco sortit sur le pont, et au milieu de l’effrayante
obscurité, il vit le visage de l’ouragan : un visage horriblement semblable au
sien.
Et
alors, pour la première fois de sa vie, il eut peur.
Peur
de lui-même.
(...)
Editions françaises:
Ibis Rouge (Matoury, 2004)
Orphie (Saint-Denis, 2017)
Editions cubaines: Capiro (Santa Clara, 2009), Editions Matanzas (Matanzas, 2015)
Publié egalement au Brasil (Ediçoes SM do Brasil, 2007) et en Argentine (FCE, 2015)