L’histoire du livre cubain pour la
jeunesse, mon histoire
par Joel Franz Rosell
(Conférence prononcée au festival Tempo Latino. Vic-Fezensac, le 27 juillet 2013 et pendant la Journée de la Culture Cubaine à Nantes, le 20 octobre 2013)
Lorsqu’il débarqua à Cuba en octobre 1492, Christophe Colomb
prétendit que Cuba était une terre ferme et non une île[1],
qu’elle faisait partie des Indes (c’est-à-dire de l’Asie) et que cette terre
qu’il trouva la plus belle jamais contemplée par l’homme, n’était autre que
Cipango, c’est-à-dire le Japon). Il avait intérêt à magnifier sa découverte,
mais… pouvait-il agir autrement ?
Cuba a la capacité d’alimenter des rêves plus ou moins fous chez les
gens les plus divers : pour certains, mon pays est le dernier rempart
contre le Capitalisme ou, au contraire, la dernière prise du Satan Rouge ;
pour d’autres c’est le dernier coin du jardin de l’Eden où sympathie,
sensualité et musique règnent sans partage.
Parfaitement inconnue de la majorité de l’humanité jusqu’au milieu
du XXe siècle, c’est la révolution
castriste qui place Cuba au centre d’un intérêt mondial qui ne lui reviendrait
pas autrement. C’est fut le cas, surtout, en 1962, lors de la Crise des
missiles, ou dans les années 60-70, à
l’époque des guérillas latino-américaines et autres mouvements
d’auto-détermination, également après la chute du Mur de Berlin, lorsque Cuba
s’entêta à rester pratiquement le seul Etat marxiste-léniniste.
Mais même sans la contribution du père Castro et de l’oncle
Colomb, le pays génère spontanément le trouble car, par exemple : est-ce
que le Cubain est un îlien ? Pas du tout : il ne mange que peu de
poisson et il n’à point le pied marin. Est-ce que Cuba est un pays typique
d’Amérique Latine ? On est parfois tenté d’en douter : dernière
colonie espagnole à acquérir son indépendance et avant-dernier territoire à
abolir l’esclavage, pendant les dernières décennies du XXe siècle, ses
résultats en matière d’éducation, de santé publique, d’intégration de la femme
et de taux de mortalité enfantine étaient meilleurs que ceux de certains pays
développés. Par ailleurs, qu’est-ce que produit Cuba en grande quantité et
qualité ? Des cigares, du rhum, de la musique… Que des produits destinés à
brouiller les sens ! Même lorsqu’on fait autre chose; de la littérature
par exemple, cela donne baroque, délire hyperbolique, absurde, réalisme
magique…
Ce n’est que littérature,
alors…
De la littérature il y en a toujours eu à Cuba, ou presque. Je ne
peux rien vous dire sur ce qui se passait avant Christophe Colomb car nos
aborigènes n’ont pas eu le loisir de nous laisser grande chose comme héritage
culturel. Mais déjà en 1608, un espagnol qui s’installa dans l’île jusqu’à sa
mort un demi-siècle plus tard, a pondu un poème pas trop mal rimé, qui se
voulait épique, dans lequel il raconte le combat de braves locaux contre un
pirate qui avait eu l’outrecuidance de séquestrer l’évêque de Cuba. Espejo de paciencia / Miroir
de persévérance [2]
présente des nombreux détails singuliers. Notons par exemple que les faits réels
eurent lieu pas loin de la première ville prise par la révolution
indépendantiste de 1868 et du lieu du débarquement, en 1956, des guérilleros de
Fidel Castro. Puis, le hardi qui coupa la tête du méchant pirate était un noir,
l’esclave Salvador Golomon, qui ainsi gagna la liberté et le privilège d’être
le premier héros de la littérature cubaine et, pour finir, savez-vous comment
s’appelait le pirate (un Français, j’en suis désolé) de notre poème ?
Gilbert Giron… Cela ne vous dit rien ? Giron, c’est le nom de la plage où
se déroulèrent les plus importants combats pendant l’invasion pro-yankee de la
Baie de Cochons en 1961.
En fait ce long poème de 1608 n’était qu’un accident et il a même
été durablement suspecté de n’être qu’un faux. Mais quel faux ! En 1838 un
petit groupe d’intellectuels créoles[3]
seraient non seulement capables d’écrire cet ouvrage -et les sept sonnets de
style différent qui l’accompagnent- mais encore de concevoir une telle
supercherie dans le but d’offrir une base ancienne et solide à la culture
nationale en formation !
Dès la fin des années 1820, on écrit une poésie qui se veut
cubaine. En tête on trouve José María Heredia (cousin de son presque homonyme
français, né à Santiago de Cuba lui aussi). Dans les décennies de 1840 à 1890,
la nouvelle, le roman, le théâtre, la philosophie même, atteignent une certaine
maturité. De cette fin de siècle datent les
plus grandes classiques de la période coloniale : le romancier
Cirilo Villaverde et les poètes et prosateurs José Martí et Julián del Casal.
C’est aussi l’époque où, en marge de la deuxième guerre d’indépendance, plus
courte mais plus sanglante, le base-ball devient le sport national et le danzón, la musique et la danse attitrées
de la nation.
Image tirée de
“Tipos y costumbres de la Isla de Cuba/ Types et mœurs de l’île de Cuba” compilation
des textes de divers auteurs illustrée par Victor Patricio de Landaluze, dessinateur
et peintre espagnol installé à Cuba de 1850 à sa mort en 1889.
Je ne vais pas vous raconter « l’histoire du cigare »
(c’est de la sorte que l’on appelle à Cuba un récit long et détaillé). Même si
elle est passionnante et riche, l’histoire de la littérature cubaine nous
retiendrait ici jusqu’à l’aube. Je ferai donc un bond de Judas jusqu’à la
deuxième moitié du XXe siècle, là où commence mon histoire.
Ecrire l’histoire… avec des livres
Lorsque les guérilleros du Mouvement 26 juillet de Fidel Castro et
les autres forces révolutionnaires (que l’on oublie trop souvent et trop
injustement), chassent le dictateur Batista le 31 décembre 1958, je sortais à
peine du berceau. Quoique très précoce,
je ne lisais pas encore, mais je regardais avec attention et me faisais
raconter ce que disaient phylactères et légendes des comics américains.
C’était –à cette époque sans maisons d’édition ni livres pour la jeunesse- la
presque unique lecture non scolaire des petits cubains. Lorsque j’ai finalement
appris à lire, les comics avaient été décrétés l’Opium du (petit) peuple et ils
avaient disparu de la circulation. Même si vers le milieu des années 1960 s’est
développé une BD nationale de qualité (autre domaine cruellement disparu des
mémoires cubaines), c’est dans les manuels de lecture et les peu nombreuses
publications littéraires du nouveau Ministère d’éducation que j’ai commencé ma
longue et belle carrière de lecteur.
mon père avec ses élèves dans une des écoles qu'il a dirigé
Mes parents étaient enseignants (métier presque obligé de la
petite classe moyenne métisse qui cherchait l’ascension sociale avant la Révolution)
et la maison regorgeait de manuels scolaires de toutes les matières et de tous
les niveaux d’enseignement, surtout depuis que mon père exerçait comme
directeur d’école. Parfois, en manque de nouveauté, je m’attaquais à un volume
de Sciences de la Nature ou au barbant manuel d’Education à la santé.
Avant 1959, je l’ai déjà dit, il n’y avait pas des maisons
d’édition à Cuba. Des figures aujourd’hui connues dans le monde entier, tels
que Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Virgilio Piñera ou Nicolás Guillén devaient
se démener pour dénicher les quelques pesos nécessaires à payer, dans une petite imprimerie ou dans une
maison d’édition qui n’avait de cela que le nom, les 300 exemplaires d’un livre
magnifique, qui serait ignoré par les élites économiques et politiques ainsi
que par la masse du peuple, illettrée si non analphabète. Parallèlement, les
imprimeries ultramodernes installées à Cuba par des transnationales
états-uniennes du divertissement et du lavage des cerveaux inondaient
l’Amérique Latine avec des magazines et des brochures tirés en centaines de
milliers d’exemplaires.
Trois mois après l’entrée, dans une indescriptible liesse populaire, des “barbudos” à La Havane, le pouvoir révolutionnaire commence à se doter d’une industrie culturelle lui permettant de diffuser son œuvre et d’éduquer le peuple dans l’idéologie, d’abord nationaliste et progressiste, nourrie des beaux idéaux du chantre de l’indépendance et l’anti-impérialisme, José Marti, mais bientôt marxiste-léniniste.
Fidel Castro et ses acolytes tenaient sincèrement au développement
social et économique du pays et voulaient rendre les Cubains fiers et
conscients de leur histoire et de leur identité. Dès mars 1959 sont créés
l’Institut Cubain d’art et d’industrie cinématographie (ICAIC), l’Imprimerie
Nationale et la Casa de las Américas, institution destinée à établir des ponts
avec l’intelligentsia de gauche de l’Amérique Latine.
Avant même de nationaliser, en 1960, les imprimeries modernes dont
je parlais plus tôt, le pays se voyait inondé par les milliers d’exemplaires de
Don Quichotte,
premier ouvrage de ces éditions d’Etat que dirigea un romancier déjà connu à
l’étranger, et en France en particulier : Alejo Carpentier. Au même moment,
le Ministère d’Education se dotait d’un Conseil National de la Culture, dont la
Section de publications avait à sa tête le grand poète José Lezama Lima (si le
premier réussit une belle carrière sur le cheval de la Révolution, le second
finit piétiné par la même bête).
Je ne vais pas m’attarder sur des évènements que je ne connais que
par des lectures ou par les témoignages de mes aînés. Enfant d’une famille aux
origines modestes qui a vite compris que cette révolution était la sienne, j’ai
néanmoins pu m’apercevoir du changement car –en matière de culture, comme pour
le reste – il s’opérait sous mes yeux.
Entre 1960 et 1963, j’ai eu pour la première fois des livres à moi.
Ils n’étaient, bien entendu, pas comparables à ceux qu’un enfant de mon âge
pouvait connaître à la même époque en France. Il n’y avait pas d’albums et peu
de couleur dans les livres illustrés… par des artistes, d’ailleurs, qui
pouvaient être talentueux mais n’avaient jamais travaillé pour l’enfance. Et il
s’agissait d’histoires ou de poèmes extraits de la tradition populaire
hispanique ou des classiques universels (Perrault, les frères Grimm, les
fabulistes, Andersen) ou encore écrits et illustrés par d’autres enfants car, sauf
rare exception, il n’y avait pas d’auteurs pour la jeunesse à Cuba. Même pas
d’autre antécédent prestigieux que La Edad de Oro / L’Age
d’or, le seul ouvrage pour enfants de José Martí, l’âme de
l’Indépendance et, selon Fidel Castro, l’inspirateur de la révolution en cours.
Originalement une revue, éditée à New York pendant quatre mois de 1889, L’Age
d’or avait été présenté comme livre dès 1921 et réédité depuis sans
cesse. Il jouit jusqu’à nos jours d’un prestige inébranlable.
D’ailleurs, la
première traduction intégrale en français est en train d’être éditée par
l’Atelier du Tilde, une modeste et audacieuse association de Lyon...
Version française des deux premiers numéros
de L’Age
d’or de José Martí. Atelier du tilde. Lyon, 2012.
La politique et les enfants d’abord
En décembre 1959 apparaît le premier livre pour la jeunesse publié
par le gouvernement révolutionnaire : Navidades para un niño cubano.
Premier produit de la littérature
« révolutionnaire » cubaine pour la jeunesse.
Publié le 15 décembre 1959 par la Direction
générale de la culture du Ministère de l’Education.
Ce Noël pour un enfant cubain est un bien curieux ouvrage, un
mélange jamais répété de tradition chrétienne et valeurs révolutionnaires. En
manque d’auteurs expérimentés, des enseignants, des journalistes ou des auteurs
pour adultes débutèrent dans cette compilation ou dans la production que la
suivit de près, car l’ambitieux projet de refondation nationale de la révolution
castriste ne pouvait pas se passer des enfants et des jeunes... ni des adultes
transformés en lecteurs potentiels par la Campagne d’Alphabétisation menée avec
succès en 1961. A cette époque tout semblait possible, mais la simplicité du
texte pour enfants a dû se trouver à la portée de ces primo-lecteurs dont l’âge
n’était pas en rapport avec la capacité lectrice.
Sur cette image tirée d’un ouvrage récent
(« Pourquoi la Révolution Cubaine ? »), une citation de Fidel
Castro « Il est impossible de renverser un gouvernement qui transforme les
casernes en écoles ». La très populaire campagne de rénovation de l’éducation
(construction de milliers d’écoles rurales et transformation des grandes
enceintes militaires du dictateur Batista en complexes scolaires) entreprise
dès 1959 a pour but, à court terme, de rendre populaire la révolution et, à
plus long terme, d’assurer l’éducation idéologique de la population, en
commençant par les enfants. A côté de Fidel Castro, à l’époque Premier
Ministre, l’homme en blanc est Osvaldo Dorticós, président de la république, au
rôle purement représentatif.
Je ne me risquerais pas à dire que ceci explique cela, mais dès cette
époque se développe une tendance qui ne tarda pas à porter préjudice à la
littérature cubaine pour la jeunesse et qui, avec peu de changement de fond,
survécut jusqu’au début des années 1980 : le récit édifiant qui mettait en
scène des héros donnant larmes, sueur ou sang pour le « progrès
social ». Il pouvait être réaliste ou puiser dans l’imaginaire, avoir pour
héros des humains, des animaux ou même des objets humanisés, s’adresser aux
petits ou aux adolescents. Aussi pouvait-t-il se fonder sur des faits réels, se
déroulant dans un cadre historique (les guerres d’indépendance, les luttes
ouvrières pendant la République bourgeoise ou l’insurrection contre le
dictateur Batista) ou se situer dans l’époque contemporaine où les occasions
héroïques ne manquaient pas: les attaques de l’ennemie impérialiste, les
sabotages des traîtres au Peuple ou encore les pièges tendus par les vices du
passé contre « l’homme nouveau » cher à Ernesto Guevara et appelé à
accomplir l’idéal communiste.
Sur la couverture de cette compilation de
textes et dessins d’enfants racontant le débarquement, le 2 décembre 1956, de
Fidel Castro et des autres 81 expéditionnaires du yacht Granma, on remarque le
logo du premier congrès du Parti Communiste de Cuba. Ceci confirme le caractère
propagandiste de l’ouvrage pourtant publié dans une collection jeunesse.
« Homme nouveau »
ou « enfant nouveau » car, ne l’oublions pas, encore aujourd’hui les
enfants cubains commencent la journée scolaire par une sorte de messe
révolutionnaire que clôt la célèbre profession de foi : « Nous serons
comme le Che ! »
L’endoctrinement a commencé très tôt. Fidel Castro reconvertit sa
« révolution aussi cubaine que les palmiers » en révolution
socialiste tout court. Ce tour de vis fut accompli d’une main de maître le 17
avril 1961, la veille de l’invasion de Playa Girón (à Cuba on n’utilise jamais
la dénomination si peu sexy de « Baie des Cochons »).
Aujourd’hui presque tous les spécialistes considèrent que le
débarquement du contingent contre-révolutionnaire soutenu par la C.I.A. était
plus ou moins attendu par le gouvernement cubain et qu’il s’en servit pour
accélérer une radicalisation qui était déjà en marche. C’est dans cette
conjoncture qu’il faut situer le geste fondateur de la définition castriste de
l’art et de la littérature : la célèbre « Rencontre avec les
intellectuels » de juin 1961, pendant laquelle Fidel Castro communiqua aux
artistes et aux écrivains la place qu’il entendait leur donner :
« Dans la Révolution tous les droits, en dehors rien, aucun droit ».
Deux mois plus tard, pour encadrer et quelque peu rassurer les intellectuels,
fut créé l’Union des écrivains et artistes de Cuba, l’Uneac.
J’étais au courant… quand je n’étais
pas dans le courant
Je n’avais même pas sept ans et les deux événements que je viens
de citer m’ont échappés. Mais j’étais, comme tous les enfants de mon âge et
plus, parfaitement au courant des grands moments que vivait mon pays (oh
combien de dessins n’ai-je faits à l’occasion d’une attaque ennemie et de la
réponse enflammée de Fidel !). La victoire de Playa Girón (rappelez-vous,
jamais de Cochons sur une table révolutionnaire) était la chose la plus
extraordinaire advenue au pays depuis la victoire de janvier 1959 : rien
moins que la première défaite militaire de l’impérialisme yankee en Amérique
Latine, comme nous le rappelait sans répit la toute-puissante propagande
politique.
Mais, en plus, j’ai été à Playa Girón peu de temps après les combats…
Mais, en plus, j’ai été à Playa Girón peu de temps après les combats…
Mon frère et
moi au centre touristique Guama, dans les marécages proches de la Baie des
Cochons. A nos côtés, le fils de l’un des enseignants porte une copie de
l’uniforme des alphabétiseurs ; c’était chose courante à l’époque.
A
droite, ma mère et l’une des élèves alphabétiseurs dans le centre de formation
de Varadero.
Mes parents se comptaient parmi les dizaines d’enseignants
expérimentés qui assuraient la formation des futurs alphabétiseurs dans le
centre créé à cette intention sur la belle plage de Varadero (aujourd’hui
premier territoire capitaliste de Cuba) et mon frère, ma sœur et moi sommes
partis les rejoindre pendant les vacances de cet été 1961. Très vite, on nous emmena
en excursion au bord de la fameuse Baie
des Cochons. Cela peut paraître incroyable mais, trois mois plus tard, il y avait encore quelques
carcasses d’engins à moitié ensevelis dans le sable. Un jeune homme s’est
glissé à l’intérieur de l’une de ces épaves –il me semble que c’était celle
d’un avion de combat– et il en sortit un fusil-mitrailleur à la main.
L’intention n’est pas la seule chose
qui compte
Je disais que les récits dont l’intention formatrice était cousue
de fil blanc ne manquaient pas. A ceux que rédigeaient les Cubains eux-mêmes,
s’ajoutaient ceux importés de Chine ou de l’Union Soviétique, qui disposaient
d’éditions en langues étrangères consacrées non seulement à faire connaître
leur patrimoine littéraire (heureusement !) mais surtout à des fins de
propagande. Voici un échantillon : Histoire du secret militaire, du garçonnet
bien macho et de sa parole fermement tenue.
Si
l’exemplaire que je possède a été publié par l’Agence de Presse Novosti en 1978
(!),
il
s’agit vraisemblablement de la reproduction d’une édition parue avant la mort
de l’auteur
pendant les combats de la Seconde Guerre mondiale,
en 1941.
On dirait qu’il a été expressément conçu pour détourner à jamais
de la lecture les âmes sensibles, mais je vous assure que j’en ai lu plusieurs
du même acabit dans mes tendres années. En plus, ce torchon est signé Arkadi
Gaidar et je vous donne ma parole qu’il ne s’agit pas d’un rustre plumitif à la
solde, mais d’un écrivain qui a su léguer de belles pages à la littérature.
D’ailleurs, ma toute première contribution au bulletin de l’atelier d’écriture
de l’Universidad Central (il s’appelait « Plume et fusil », cela ne
s’invente pas !) fut un éloge de Timur et sa brigade, roman
engagé, mais joliment fait, de ce même Gaidar.
Il ne faut donc pas considérer que tout ce qui était conçu pour
louer la Révolution –cubaine ou mondiale– était de cette même farine. Il y
avait des auteurs qui y croyaient et qui, en plus, avaient du talent littéraire
et du respect pour l’enfance. A l’époque je prêtais peu d’attention aux noms des
auteurs et souvent je ne me rappelle même pas le titre des livres que j’ai aimés,
je peux cependant mentionner des écrivains qui ont très tôt parlé Révolution
sans perdre leur latin : Renée Méndez Capote, Anisia Miranda, Félix Pita
Rodríguez, Flora Basulto (adaptée par la
talentueuse Hilda Perera, très vite devenue dissidente et exilée) et surtout
Dora Alonso, qui sera consacré par la suite Grande Etoile du livre cubain pour
la jeunesse.
J’ai découvert le nom de Dora Alonso en 1966, lors de la publication de son roman d’aventure écologique Aventuras de Guille par la Editora Juvenil, la première véritable maison d’édition pour la jeunesse jamais créée à Cuba. Mais j’avais eu les prémices de cet ouvrage dans la version diffusée en feuilleton et sous le pseudonyme D. Polymita, dans le supplément jeunesse du journal Révolution (disparu en 1965, après six ans d’invention et de polémiques, pour laisser place au très ennuyeux Granma).
De la BD au livre
Avant que je ne fasse la vraie connaissance des livres, les
nouveaux « comics révolutionnaires » ont été ma grande source de lectures : tout
d’abord le supplément pour la jeunesse de Révolution, « Muñequitos »
(1964-65) et le magazine Pionero (avant qu’il ne devienne lui aussi barbant
avec la radicalisation de la révolution, qui intronisa la langue de bois comme
langue officielle de l’Etat), mais également les quatre magazines produits par
les Ediciones en Colores : « ¡Aventuras! », « Muñequitos »,
« Din Don » y « Fantásticos ». Même si en
principe ces publications étaient respectivement consacrées à l’aventure,
l’humour, la fantaisie douce et la science-fiction, et que dans
un premier moment elles ont reproduit des séries étasuniennes telles que
« Le Prince Vaillant», «Archie», «Charlie Brown» et
«Popeye», les messages idéologiques y étaient toujours présents.
La bataille de Playa Giron sommairement
racontée dans l’un des premiers numéros du journal Pionero (l’Union de
Pionniers de Cuba embrigada les enfants cubains sous l’idéologie communiste dès
sa création en avril 1961)
A la une du premier numéro de
« Muñequitos », le jugement de Fidel Castro après sa fatale tentative
de prise de la forteresse Moncada (26 juillet
1953). Une sévère défaite militaire que le máximo
leader
a su
transformer en héroïque point de départ de sa révolution.
De temps en temps on m’offrait un livre cubain, soviétique,
chinois. Mais pour mes dix ans j’ai eu un cadeau alors rarissime : un
livre soigneusement imprimé et relié en Espagne : Aux rivages du Yang-tsé ,
un bon et gros roman anglais racontant la Chine d’avant la Seconde Guerre mondiale.
Au milieu des années 1960 il était devenu presque impossible
trouver des livres importés. J’ignore où mes parents ont déniché les trois
livres espagnols qu’ils nous ont offerts cet été-là à mon frère, ma sœur et
moi. Certainement dans quelque arrière-boutique d’une librairie privée
languissante (elles seront nationalisées, comme toutes les petites entreprises
encore en vie, en 1968, lors de la désastreuse « Ofensiva
revolucionaria » contre ce qu’il restait de petite bourgeoisie à Cuba).
En fait, je ne retrouverai des livres étrangers que 18 mois plus
tard, le jour de gloire où je mis les pieds, par la première fois, dans la
bibliothèque départementale de Santa Clara.
Et alors, là, j’ai eu la révélation qui changea ma vie!
Ça existait donc des livres amusants et beaux ? Pas
quelques-uns (de Jules Verne, Mark Twain et autres Jack London) perdus dans le
fatras de récits édifiants et de toute façon mal servis par une impression
fumeuse sur un papier couler tabac, reliés sommairement, que produisait l’unique
maison d’édition pour la jeunesse du pays (la Editora Juvenil dépérissait
malgré son prometteur nouveau nom de Gente Nueva / Des gens nouveaux). Eh
ben oui ! Il y avait des dizaines et dizaines de livres qui assuraient le
plaisir du cerveau, des yeux et même des doigts !
La bibliothèque départementale était une caverne d’Ali-Baba
remplie de volumes polychromes et plastifiés grâce auxquels je suis tombé
amoureux d’une certaine littérature allemande et scandinave, d’Enid Blyton
(celle du Club des cinq et bien d’autres séries d’aventure policière) et
d’Hergé. Et à peine un an et demi plus tard, je mettais le point final à mon
premier roman, écrit sous le parrainage des auteurs que je viens de nommer et
inspiré par le film La Guerre des boutons d’Yves Robert.
Page de titre de mon premier roman Acción en el arenal / Du
rififi dans la carrière. Remarquez que je prétendais avoir une maison
d’édition et que le « n°2 » fait allusion à la place que j’ai
attribuée à ce petit roman dans la série Los Vengadores / Les Vengeurs, dont le
logo est visible en bas de page à côté d’un charmant « Produit à
Cuba ».
Ce premier roman est resté à l’état de manuscrit, bien évidemment.
Tout comme les 53 autres qui ont suivi jusqu’à ce que, à 21 ans, je décide de
me mettre sérieusement au travail et que j’envoie un premier roman à un prix
littéraire, celui de l’Union des écrivains. C’était en 1977. J’étais en
troisième année de fac, étudiant la Littérature Hispanique, et je venais d’être
admis dans l’Association de jeunes écrivains et artistes. En fait, depuis trois
ans je fréquentais des ateliers d’écriture et j’étais même arrivé finaliste dans
les petits prix littéraires que l’on organisait dans la province.
Je travaille à l’atelier
Un mot, avant de poursuivre, sur les ateliers d’écriture : ceux
qui se sont développés à Cuba, sous l’impulsion de la politique de
massification culturelle de stricte obédience marxiste-léniniste décidée
pendant le Congrès national d’éducation et culture (1971), constituent l’une
des créations les plus singulières de la culture révolutionnaire, à
l’idéologisation active, qui domina Cuba jusqu’aux premières années 1980. Ils
n’étaient pas conçus comme ceux que l’on connaît aujourd’hui. Il n’y avait pas
dans nos réunions une autorité esthétique précise, ni rien qui ressemblât de
loin à l’apprentissage des techniques d’écriture. Chaque membre de l’atelier
lisait son opus et les autres, à tour de rôle, faisaient des objections et des suggestions…
Cela fonctionnait selon le principe de critique constructive, d’autocritique et
de «Centralisme démocratique » chers aux militants communistes. Evidemment, tout le monde ne jouait
pas le jeu car un écrivain –même matérialiste et dialectique– possède son ego,
mais en général ça pouvait marcher : on s’améliorait vraiment dans ces
confrontations « fraternelles ».
Le Forum national sur la littérature pour l’enfance et la jeunesse
se chargea, en 1972, de serrer les vis de ce que l’on définit, sans complexe,
comme « instrument de la formation communiste des jeunes
générations ». La littérature pour la jeunesse fut clairement
instrumentalisée, mais simultanément le genre reçut une impulsion nette à
travers prix littéraires, augmentation du nombre de titres et des tirages,
introduction de nouveaux genres, recherche et promotion. A partir de là, écrire
pour la jeunesse ne fut plus jamais ce truc un peu débile auquel s’adonnent
quelques vieille filles.
C’est donc dans les ateliers d’écriture, que par la suite
j’organiserais et contrôlerais en tant que « conseiller littéraire »
municipal (la pureté idéologique plus que la qualité littéraire inquiétait mes
chefs), et c’est dans un contexte d’intérêt accru que je me suis fait connaître
avec une activité critique, d’un côté, et de l’autre des contes pour enfants
d’ambiance contemporaine et style réaliste.
Le réalisme n’a jamais été mon fort et je ne m’en sortais que
lorsque je le pimentais d’une enquête policière. Mais mon manque de vérisme se
révéla fatal à mon roman de 1977, car l’histoire se déroulait dans l’une de ces
colonies de vacances que contrôlaient la Jeunesse Communiste et l’organisation
des Pionniers… où je n’avais jamais mis les pieds.
Aucun des ouvrages présentés au Prix de l’Uneac n’a trouvé grâce
aux yeux du jury, qui n’a décerné ni prix ni accessit. J’ai écrit aux éminentes
personnalités qui en faisaient partie et quelle n’a été ma joie lorsque l’une
d’entre elles m’a prié de lui rendre visite la première fois que j’irai dans la
capitale. C’était Dora Alonso ! L’un des auteurs pour la jeunesse que je
respectais le plus et qui, en arrivant chez-elle, m’a dit, avec sa franchise
proverbiale : « Ton livre était ce qui avait de mieux, mais il
n’était pas à niveau, il n’est même pas publiable. Si je te parle si clairement
c’est parce que JE SAIS que tu es un écrivain. Viens, je vais t’expliquer en
quoi ton livre a failli ».
Couverture et page de titres du manuscrit
(naïvement illustré de mes mains malhabiles)
que j’ai présenté au prix de l’Union des
écrivains en 1977
Dora Alonso a commencé par m’indiquer les problèmes de
vraisemblance et mes erreurs « pédagogiques », mais signala aussi de
fautes narratives majeures. Après n’avoir réussi à me faire admettre en tant
qu’observateur dans aucune colonie de vacances (je n’étais ni enseignant ni
guide de pionniers et la bureaucratie se montra intraitable), j’ai mis de côté
mon Aventura
en el campamento vacacional/Aventure dans la colonie de vacances.
Ce n’est que trois décennies plus tard, en publiant Exploradores en el lago
que j’ai réussi à le reprendre et, en hommage à la grande écrivaine alors
décédée, j’ai donné son nom à l’un des personnages (sympathique directrice
d’école de son état) et fais plusieurs clins d’œil au premier des livres de
Dora Alonso que j’ai lu, ce Aventuras de Guille, déjà mentionné dont
le propos écologique se retrouve aussi dans mon ouvrage.
Mais revenons à cette fin des années 1970…
Je m’étais lancé dans l’écriture d’un deuxième roman, que j’ai dû
abandonner à mi-chemin, puis d’un troisième qui, après trois ans de travail et
un accessit dans le même Prix de l’Union des écrivains que j’avais lorgné initialement,
a fini par devenir mon premier livre publié.
El secreto del colmillo colgante / Le secret du croc-pendentif (1983) a eu un formidable succès de public :
50 000 exemplaires épuisés en quelques mois ! Mais la critique l’a
dédaigné et, comme il arrive à Cuba encore de nos jours et quelle que soit
l’opinion de la critique, il n’y a jamais eu de deuxième édition… Enfin, il y
en aura une, mais seulement cette année, 30 ans plus tard ! Et ce sera en
Colombie, dans une nouvelle version sérieusement remaniée, bien entendu.
Du réalisme ou pas
Dans la deuxième moitié des années 1970, avec mes camarades
écrivains du centre de Cuba nous discutions beaucoup sur la question du
réalisme –du vérisme même- et du destinataire, que les précepteurs idéologiques
nous montraient du doigt : « C’est le voisin du trottoir d’en face,
le camarade ouvrier, paysan, soldat». Il faut dire qu’à Cuba le réalisme socialiste
ne s’est jamais développé et que cela chagrinait beaucoup les commissaires
politiques en charge de la culture.
Lors de nos discussions sur
le réalisme et le destinataire de nos œuvres, il ne tarda pas à se dessiner une
ligne de fracture : il y avait ceux qui prétendaient raconter la réalité à
un public tout proche et ceux qui préféraient un message et un public universelles.
Ai-je besoin de dire que j’appartenais à ces derniers ? Non, mais je dois
probablement préciser que les seuls que l’on trouve encore au clavier, les
seuls à avoir poursuivi une véritable carrière littéraire, y compris à
l’étranger, étions alors partisans d’une littérature universelle comptant sur un
lecteur que nous ne croiserions peut-être jamais sur le trottoir d’en
face.
Si je ne me considère pas très bon dans le réalisme, c’est parce
que je crains ne pas connaître l’âme humaine assez profondément pour recréer
des personnages et des conflits suffisamment « reconnaissables »,
leur préférant l’univers du conte, plus stylisé, plus symbolique. Mais, est-ce
incapacité ou un reste de cette autocensure dans laquelle excellent les
Cubains, écrivains ou non ? Cacher ce que l’on pense, ce que l’on est,
n’est que pratique quotidienne sous tous les régimes autoritaires. Tu te méfies
des collègues, voire des proches, qui peuvent te trahir par peur ou parce
qu’ils jalousent les petits privilèges que tu possèdes. Et il y a aussi le
mythe de l’exemplarité, l’exigence d’éradiquer toute erreur, toute faiblesse ; le poids mutilant du
collectif sur l’individuel.
Mon adolescence et le début de ma vie adulte se déroula dans cette
atmosphère asphyxiante. Comment alors se raconter ? Comment tout dire sur
soi ou sur les autres?
Peut-être me faut-il préciser qu’à Cuba je me suis toujours senti
à l’étroit. J’étouffais dans ma province et, une fois installé à la Havane,
entre ses 2 millions et demie d’habitants, j’étouffais toujours. J’ai besoin de
multitudes, de cosmopolitisme, d’une gare internationale à portée de main. Et
lorsque je ne voyage pas avec le corps, je dois pouvoir partir par la lecture
et l’écriture.
Entre 12 et 19 ans, dans ma première étape
d’écrivain-de-dimanche-qui-écrivait-tous-les-jours, j’ai composé une trentaine
de romans qui se déroulaient à l’étranger et même dans l’espace ! Mais la
vingtaine de romans d’ambiance cubaine que j’ai aussi produite avait comme lieu
principal une ville et une province que j’ai créées avec des morceaux choisis
dans toute la géographie nationale ou empruntés à la version idéalisée de la
réalité de ces pays du bloc de l’Est que les médias officiels nous servaient au
quotidien.
Ce morceau de Cuba imaginaire baptisé Villa Nueva (Ville Nouvelle…
que j’ai failli renommer Vie Nouvelle dans mon étape d’ardeur
révolutionnaire) je l’ai couché sur des cartes, je l’ai dessiné quartier par
quartier, avec ses écoles, ses pharmacies, ses espaces verts. J’en connaissais
le nom de chaque rue et l’itinéraire des lignes de bus.
carte du
quartier Jungla, l’un des principaux de la ville fictive de Villa Nueva
Et pourtant, je ne refuse pas la réalité. Mes romans et mes contes
s’inscrivent aujourd’hui dans ce que j’appelle « fantaisie engagée »
où le monde réel est tout simplement placé dans une perspective particulière.
Qu’est-ce que le Pays-Royaume-Village de mon roman Les aventuriers du
cerf-volant/Les aventuriers du cerf-volant sinon une métaphore de Cuba ?
Qu’est-ce que Don Agapito el apenado/Don
Agapito, le collectionneur de soucis sinon une critique de cette
société déshumanisée dans laquelle nous abandonnons sentiments et
responsabilités afin de vivre en heureux et insouciants consommateurs ?
Qu’est-ce que La chanson du château de sable sinon
le rapport idéal entre un enfant et son père… raconté par un homme qui n’a
jamais pu partager de tendresse avec son propre père ? Cette dernière
vérité je ne l’ai percée que très récemment, sur le point de faire cette
conférence, quand, à trois heures du matin, je réfléchissais dans mon lit sur
ce que j’allais vous dire ici. Jusqu’à lors je croyais que ce conte, écrit en
1988 à Cuba, parlait de la souffrance que me confia un jeune ami déçu par la
distance que le séparait de son père à lui… Il m’a fallu 25 ans et l’invitation
de Tempo Latino pour réaliser qu’une fois encore je ne parlais que de
moi-même !
Jeunesse oui ou non… ou alors oui et
non
Tout ceci pose la question de « pourquoi j’écris pour la
jeunesse ? » et même la question de « Est-ce que j’écris
vraiment pour la jeunesse ? ».
Il y a des questions qu’un auteur ne devrait peut-être jamais se
poser ou, en tout cas, qu’il ne devrait jamais répondre… Parce que, qui sait si
alors, après avoir cassé sa boîte de Pandore et, ses fantômes envolés, il
ne lui reste plus rien à dire ?
Le fait est que je crois écrire pour la jeunesse précisément dans
le but de ne pas avoir à aborder les choses directement, ce genre donnant une
place à l’imaginaire bien plus vaste que la fiction pour adultes. Il fut un
temps où j’ai agi ainsi parce que je ne pouvais pas faire autrement. Mais si
j’écris toujours pour la jeunesse c’est aussi parce c’est drôlement
amusant ! Mes cachoteries il faut les imaginer, les construire, les enrichir,
les colorier, les améliorer… et tout cela est justement le sel de la
littérature !
J’ai déjà été trop long… Nous les Cubains nous sommes connus comme
les plus bavards de Caribéens. Comme nous sommes aussi très fiers, nous croyons
mériter le palmarès continental, mais… il y a les Mexicains, les Argentins… Si
l’Amérique Latine produisait en pétrole ce que l’on produit en paroles, il y a
longtemps que nous serions les maîtres du monde !
J’accélère donc…
Si tu ne te livres pas, tu ne seras
pas libre
Mon premier succès littéraire je l’ai eu en 1979, lorsque j’ai
gagné le Prix national des ateliers d’écriture avec mon premier conte non
réaliste. Je racontais, sous forme de parabole poétique, la guerre que se
livrèrent à l’époque l’Ethiopie de Mengistu Haile Mariam et la Somalie de
Mohammed Siyaad Barre.
Le jury qui m’a décerné le prix m’a ce faisant rendu justice... Ce
n’est pas que je puisse dire que mon histoire était incontestablement
supérieure aux autres car un auteur ne peut être objectif au point de déterminer
son degré exact de qualité, et ceci même connaissant ses concurrents, comme
c’était le cas, ce prix étant organisé sur la base d’un débat collectif à la
fin duquel seulement, le jury tranchait. En revanche, un auteur peut
raisonnablement être confronté à lui-même et en sortir vainqueur. C’est
justement ce qui m’est arrivé avec mon conte « La gran rosa
blanca /La plus belle et blanche rose» car, pour la première fois de ma
vie, je n’écrivais pas POUR les enfants uniquement, mais aussi POUR MOI.
Le caractère fratricide du conflit somalo-éthiopien m’a
profondément touché, non seulement parce que j’étais à l’époque très sensible
au devenir du Tiers Monde, mais parce que les Cubains ont été appelés à
participer, les armes à la main, aux nombreux conflits qui agitaient l’Afrique
dans cette trouble fin des années 1970. J’ai eu alors ma première crise de
confiance dans la Révolution. Je n’arrivais pas à avaler les arguments de Fidel
Castro : « Cuba est un pays afro-latin […] nous avons une dette
historique envers l’Afrique à cause de l’esclavage […] l’internationalisme
socialiste nous engage là où l’impérialisme montre ses griffes» etc.
Je m’étais refusé à signer la demande de mise à disposition pour
le combat internationaliste et, en tant que membre de la Jeunesse Communiste,
on m’avait convoqué pour explication. Je me suis justifié comme j’ai pu.
Publiquement, je me suis racheté une virginité en faisant don d’un mois de
salaire aux Milicias de Tropas Territoriales, une milice parfaitement
encadrée, censée assurer la défense du pays de l’invasion états-unienne donnée
pour imminente et qui, bien entendu, ne s’est jamais produite. Mais en privé je
ne m’en suis sorti qu’avec cette histoire de lucioles et de grillons engagés
dans un combat dont le seul gagnant était un rapace manipulateur qui convoitait
la grande et lumineuse rose des lucioles.
Bien évidemment, je n’étais pas conscient de la fonction
cathartique de mon conte et je ne l’ai découverte, encore une fois, qu’en
rédigeant ces lignes! Mais, je le répète, c’était la première fois que je
m’impliquais dans l’un de mes récits… et ceci donna à mon écriture les ailes
que lui avaient tant manquées jusqu’alors.
Sur le même modèle, j’ai conçu six autres contes et composé un
petit livre, en fait des fables écologiques, qui devint mon deuxième livre,
publié à Santiago de Cuba en 1987 et repris au Mexique, en 2004, sous le titre La
lechuza me contó /Ce que la chouette m’a conté. Un
fois de plus, la critique et mes collègues les plus renommés en ont fait peu de
cas. Quelle qu’ait pu être la qualité de mes premiers ouvrages, on ne les jugeait
pas avec impartialité car, j’avais agacé beaucoup de monde avec mon travail de
critique extrêmement exigeant. Et puis, je n’étais pas dans la ligne : ni dans
la ligne officielle de littérature plutôt utilitaire, ni dans la ligne disons
parallèle, de littérature plutôt esthétisante.
Une des Illustrations
que j’ai conçu pour l’édition basque de La lechuza me contó.
Heureux celui qui entreprend un beau
voyage
Mon troisième livre paraît quatre ans plus tard, mais pas à Cuba
et même pas en espagnol, mais au Brésil, en traduction portugaise. J’avais
quitté Cuba pour rejoindre ma nouvelle épouse, de nationalisé française mais
résidant à Rio de Janeiro. La version définitive de ce livre, Los
cuentos del mago y el mago del cuento/Les contes du magicien et le
magicien du conte ne paraîtra qu’en 1995 à Madrid.
A l’époque je venais de m’installer en France, après deux ans au
Brésil et trois au Danemark. Avant de
boucler à nouveau les valises, cette fois-ci en direction de l’Argentine, j’ai
publié deux nouveaux livres en Espagne ; mes premiers romans depuis 1983. Vuela,
Ertico, vuela / Envole-toi Ertico et Aventuras
de Rosa de los Vientos y Perico de los Palotes ont en commun le
travail sur l’écriture et le registre fantastico-poétique. Tous deux ont eu d’excellentes critiques et
le dernier a même été indiqué par la Bibliothèque internationale de la jeunesse,
qui siège à Munich, comme l’un des meilleurs livres pour la jeunesse publiés
dans le monde dans une année donnée. Sous le titre Les aventuriers du cerf-volant,
il devint mon premier livre traduit en France en 1998. Suivirent deux autres
titres français, toujours chez Hachette : Cuba destination trésor [4]en
2000 et Malicia Horribla Pouah, la pire des sorcières[5] en
2001.
Malgré l’excellent accueil réservé au premier titre -un roman d’aventure qui raconte le Cuba de nos jours, avec ses joies et ses tristesses- lequel obtint le prix de la Ville de Cherbourg et arriva finaliste du Prix de jeunes lecteurs, les trois romans que j’ai publiés chez Hachette eurent le triste sort que réserve cette vaste usine à livres, n’être que le combustible pour la branche Distribution. Ils ont été sortis de catalogue plus ou moins précocement.
A Buenos Aires je suis resté quatre ans et demi. Je m’y suis beaucoup investi dans l’Association Argentine de Littérature pour la Jeunesse (ALIJA) et j’y ai laissé quatre livres, dont mon premier essai sur le livre pour la jeunesse : La literatura infantil : Un oficio de centauros y sirenas / La littérature pour la jeunesse : Un métier pour des centaures et des sirènes et mon premier album pour les tout-petits, La Nube/ Le nuage. Je n’étais pas tout à fait de retour en France lorsque parut en Guyane La légende de Taïta Osongo[6], qui est peut-être mon ouvrage le plus ambitieux, par son écriture poétique et par son sujet : l’esclavage, le trafic d’esclaves et le racisme que j’aborde à travers d’un récit d’amour, d’aventures et de magie tout en respectant la vérité historique. La légende… est une métaphore de la constitution du peuple cubain et aussi une réinvention de l’histoire de ma famille.
Actuellement ma bibliographie se compose d’une vingtaine de titres que je ne vais pas détailler. Mais en 2004 j’ai publié un deuxième livre important pour plusieurs raisons : Pájaros en la cabeza /Des oiseaux dans la tête a aussi été intégré par la Bibliothèque Internationale de la Jeunesse dans sa sélection annuelle de des meilleurs livres publiés dans le monde, « The White Ravens », mais en plus il inaugure ma collaboration avec le meilleur éditeur d’albums en Espagne, collaboration qui m’a permis de voir certains de mes livres magnifiquement illustrés et traduits jusqu’en sept langues, le coréen et l’anglais compris. Cette maison d’édition, dont je vous conseille de retenir le nom –difficile à prononcer mais aussi à confondre, Kalandraka– a donc publié mes albums Pájaros en la cabeza,
El paraguas amarillo /Le parapluie jaune (aucun d’entre eux, ne me demandez pas pourquoi, n’a trouvé preneur en France) et nous avons commencé une série de contes pour les tout-petits, la série « Gatito /Petit Chat » joliment illustrés par Constanze von Kitzing.
Les autres livres que j’ai publié en France sont : La chanson du château de sable, le seul d’entre mes cinq titres en tant qu’auteur-illustrateur édité en français ; L’oiseau-livre /El pájaro libro, qui est une sorte de conte philosophique, une fable sur la lecture et sur les rapports entre l’auteur et ses lecteurs et Petit Chat Noir a peur du soir, un album pour les tout-petits avec un chat comme héros, n’ayant cependant rien à voir avec la série « Gatito » que je publie chez Kalandraka. Petit Chat Noir a peur du soir est en fait le premier conte que j’ai écrit directement en français. A l’origine c’était une lettre que j’ai envoyé à trois enfants de la France profonde après la visite qu’ils nous ont faite à Copenhague. Ce texte, simple et poétique, a été préféré par Bayard à plusieurs autres déjà publiés en Espagne et ailleurs.
A cette date, mes derniers ouvrages sont deux romans publiés en Amérique Latine : El secreto del colmillo dorado, polar pour pré-adolescents qui n’est que la nouvelle version de mon premier livre, et Concierto n°7 para violín y brujas, roman fantastique dont le style est proche de celui de La légende de Taïta Osongo, ce qui explique sa parution chez le même éditeur mexicain.
Je reviens ainsi au roman, après cinq années pendant lesquels je n’ai publié que des contes. Dans les deux ouvrages je retrouve également L’Amérique Latine comme cadre de l’histoire et je ne peux que m’en réjouir. En plus, si le premier livre n’a toujours pas d’édition cubaine en vue, le deuxième y paraîtra en 2015.
Cela va vous étonner, mais il n’est pas facile de publier dans son pays pour un Cubain expatrié, même si, c’est mon cas, il garde des rapports étroits avec son pays et sa carte de membre de l’Union des écrivains. Les responsables culturels de mon île déclarent souvent « nous sommes tous des écrivains cubains », mais il m’a fallu beaucoup de persévérance pour les trois livres et les quelques contes en anthologies que constituent ma bibliographie cubaine postérieure à 1989. Si dans les très difficiles années 1990 la rareté d’éditions rendait la chose compréhensible, ce n’est plus le cas aujourd’hui. De nombreux auteurs étrangers –et pas nécessairement des figures indispensables– sont édités chaque année dans mon pays.
(avec mes remerciements pour les corrections de Joëlle Naïm)
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages divers :
Alonso, Dora : Aventuras de Guille (En busca de la gaviota negra). Editora Juvenil. La Havane, 1966. Ill. : Raimundo García.
Gaidar, Arkadi : Historia del secreto militar, del muchachote machote y de su firme palabra / Histoire du secret militaire, du garçonnet bien macho et de sa parole fermement tenue. Editions de l’Agence de Presse Novosti. Moscou, 1978.
____________ : Timur y su pandilla / Timur et sa brigade. Editorial Progreso. Moscou, non daté (l’exemplaire que je possède actuellement –édition semblable à celle que j’ai eu, lu et relu, a été » dédicacé à Jorgiño par sa grand-mère, à Montevidéo le 8 mai en 1966).
Martí, José : La Edad de Oro. New York, juillet-octobre de 1889. Edition de référence: Centro de Estudios Martianos y Editorial Letras Cubanas. La Havane, 1979 (édition facsimilé).
__________: L’âge d’Or (numéros 1 et 2). Atelier du Tilde. Lyon, 2012.
DD.AA. : Granma: proa a la historia / Granma, avec l’histoire en proue. Gente Nueva. La Havane, 1975. Textes et dessins d’enfants.
_______ : Navidades para un niño cubano/Noël pour un enfant cubain. Ministère d’Education. La Havane, 15 décembre 1959. Compilation : Marta Arjona et Rosario Antuna. Ill. : René Portocarrero.
_______ : ¿Por qué la Revolución Cubana ? La verdadera historia de la dictadura de Fulgencio Batista /Pourquoi la révolution cubaine? La véritable histoire de la dictature de Fulgencio Batista. Editorial Capitán San Luis. La Havane, 2010. Sélection et organisation de textes et photos par Juan Carlos Rodríguez de la Cruz.
_______ : Tipos y costumbres de la Isla de Cuba/Types et mœurs de l’île de Cuba. Biblioteca Nacional de Cuba. La Havane, 2010 (Raros y Valiosos, collection facsimilaire). Divers auteurs. Illustrations : Victor Patricio de Landaluze.
[1] En fait, l’île de Cuba n’est qu’une partie de la République de ce nom, laquelle est composée également par l’Ile de la Jeunesse (qui avec ses 2.419 km² double en surface La Martinique) et 1600 îlots de taille diverse. Avec 105 000km², l’île de Cuba est largement la plus vaste de la Caraïbe et, bien sûr, de l’Amérique Latine, mais encore la 10ème île la plus étendue de la planète.
[2] Je traduis les titres des ouvrages qui n’ont pas été publiés en français dans l’intention de donner une vague idée de son contenu, style ou intention. En fait, peu de classiques et de livres pour la jeunesse cubains ont été traduits en français.
[3] On ne peut pas encore les dire Cubains, car la République de Cuba ne fut fondée que le 20 mai 1902, après deux guerres contre l’Espagne (1868-78 et 1895-98) et trois ans d’occupation états-unienne qui s’immisça dans le processus de décolonisation sous le prétexte de protéger ses citoyens et ses intérêts dans l’île.
[4] Sous le titre Mi tesoro te espera en Cuba, il paraît en espagnol en 2002, en Argentine, et en 2008, en Espagne.
[5] Paru presque au même temps dans une édition espagnole bien plus soigné sous le titre La tremenda bruja de La Habana Vieja.
[6] Encore une fois la version originale, en espagnol, a été devancée par la française. La première édition en espagnol fut publiée au Mexique en 2006, suivie de celles de Cuba (2010) et Argentine (2013). Il existe aussi une traduction portugaise (Brésil, 2007).
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