Le père de Rose était marin. C’était
le marin du Pays Royaume Village.
Le lundi, le
mercredi et le vendredi soir, il partait à la pêche. C’est pourquoi le mardi,
le jeudi et le samedi, sur le tout petit marché de la toute petite place du
village, on pouvait entendre sa femme s’égosiller :
« Pour
qui ces sardines fines ? Ces poulpes pourpres et pulpeux ? Tout
frais, tout prêt. Oh ! le beau, le gros tourteau ! »
Les autres
jours, ceux qui avaient envie de poisson devaient se contenter de petits
poissons multicolores de leur aquarium. Ou alors, ils n’avaient qu’à ouvrir une
boîte de poisson-chat en chocolat, un flacon de poissons-papillons ou tout
bêtement croquer un poisson-cheminée fumé.
Le mardi et
le jeudi, le père de Rose faisait du commerce. Il rapportait au Pays Royaume
Village toutes sortes de choses que l’on ne trouvait pas sur le minuscule
territoire : carpes de cirque, étoiles filantes, poissons d’avril, neige
déshydratée emballée sous vide à Singapour et quantité d’autres marchandises tout
aussi utiles que la mère de Rose vendait ensuite au marché.
Le samedi,
le marin décorait son bateau avec des guirlandes et des lampions, et organisait
des excursions. Sa femme encaissait les entrées : un demi-sou pour aller
aux îles Sous-le-Vent, qui étaient en fait quatre récifs couverts d’algues, et
un autre demi-sou pour se rendre aux îles Au-Vent, qui n’étaient en fait autre
chose que quatre récifs entourés de bancs de corail. Pour éviter de couper
leurs pièces en deux, les gens faisaient la visite complète. Sauf l’avare du
village, qui préférait s’ennuyer assis sur l’un des récifs pendant que les
autres continuaient la visite.
Une seule
fois dans sa vie, le père de Rose était parti comme marin de guerre, mais il
avait si peu apprécié que, par respect pour lui, je n’en dirai rien.
Le dimanche,
le marin se reposait et son bateau prenait le soleil. Sa femme se prélassait
aussi et la place du minuscule marché (la seule dans tout le Pays Royaume
Village) était envahie par les promeneurs endimanchés.
C’est lors
d’un de ces dimanches paisibles que la future mère de Rose sentit dans son
ventre le premier petit coup de pied de la future Rose.
« Hé,
monsieur mon mari ! s’écria-t-elle. Je t’annonce que notre fille naîtra
dans sept mois, huit semaines, neuf jours, dix heures, onze minutes et douze
secondes. »
Le père de
Rose bondit de joie, si haut qu’il passa par la fenêtre et retomba dans la
piscine du palais royale. Comme la piscine était très petite, l’eau déborda,
mouillant au passage la reine qui étrennait une nouvelle robe.
On ne mit
pas le père de Rose en prison pour autant parce qu’il était le seul marin et
que Sa Majesté détestait le poisson-chat en chocolat, le bouillon de poisson
papillon et le poisson-cheminée sous toutes ses formes. Mais la reine fit un
tel scandale qu’il fallut lui promettre que la fillette porterait son nom.
« Allons
bon, se dit la future mère, Rose est un joli nom. »
Dans le Pays
Royaume Village, quatre-vingt-six pour cent des petites filles se prénommaient
Rose (c’est-à-dire une pour chaque colère de la reine), mais il n’y avait pas
de confusion car la coutume voulait qu’on donne un surnom à chaque nouveau-né.
Le surnom ne
pouvait être choisi à tort et à travers (il y avait déjà une Marie Tordue et
une Sophie de Travers). L’affaire était très sérieuse et les parrains s’en
occupaient.
C’était
d’ailleurs le gros problème du père de la petite Rose de notre histoire. Lequel
de ses compères aurait l’honneur et le privilège de donner un surnom à sa
fille ?
Tu auras
sans doute remarqué, cher lecteur, un détail que je n’ai pas encore
mentionné : comment le Pays Royaume Village, qui était si petit,
pouvait-t-il avoir une mer ?
C’est
compliqué. Faisons un peu d’histoire.
Autrefois,
le Pays Royaume Village s’appelait Pays Royaume. Il était grand, plus grand
qu’une crotte de mouche sur la carte du monde (au moins grand comme deux
crottes de mouche).
A cette
heureuse époque, le Pays Royaume s’étendait jusqu’à la mer. Mais après la Guerre
Héroïque et Historique d’Extension de la Souveraineté de la Patrie menée sous
le règne de Tibout VII l’Incomplet, le pays voisin s’était emparé de toute la
partie côtière du territoire, ne laissant que les huit récifs dont je t’ai
parlé et l’accès à la mer par le fleuve Petitpeu (celui-là même que le père de
Rose empruntait avec son petit bateau du lundi au samedi).
Le fleuve
Petitpeu n’était vraiment pas bien gros : sans l’aide de compère Vent du
Nord qui soufflait sur la voile le matin et de compère Vent du Sud qui la
gonflait le soir, le marin n’aurait jamais pu atteindre la mer sans se rames
(elles auraient frotté contre les berges) ni sa godille (elle aurait heurté le
fond). Et dans un cas comme dans l’autre, cela aurait provoqué un nouveau
conflit avec l’Archi-Maxi-Méga-Empire, propriétaire des berges et du fond du
fleuve…
Le père de
Rose était donc très reconnaissant à ses compères et ne pouvait se passer d’eux
pour compléter le nom de sa fille.
« Tu te
noies toujours dans un verre d’eau, lui reprocha sa femme, dont le ventre
s’arrondissait à vue d’œil. Nous n’aurons qu’à lui donner les noms des deux
vents.
─Mais ils
sont plus que deux ! protesta le mari marin. Comment pourrais-je oublier
le Vent d’Est, qui me pousse vers le large quand je vais à la pêche au thon, ou
le Vent d’Ouest, qui me ramène quand la cale est pleine ? Et le Vent du
Nord-Est, hein ? Sans lui, je ne pourrais pas récupérer la marchandise au
Cap-des-Affaires. Et il me serait impossible d’acheminer les produits du
royaume jusqu’à Port-au-Prix sans le secours de mon compère Vent du Sud-Ouest. Et
je ne te parle même pas du Vent du Sud-Sud-Est, qui une fois…
─Assez,
assez, cria la future mère qui venait de sentir dans son ventre un petit coup
de pied impatient. Nous l’appellerons Rose des Vents et tout le monde sera
content ! »
C’est ainsi
que le bébé fut prénommé Rose des Vents. Tous les parrains assistèrent au
baptême. Ils mangèrent des gâteaux et firent des farces, burent du punch et
chantèrent de vieilles chansons. Mais comme l’alcool leur était monté à la tête
(qu’ils avaient légère), les vents se mirent à danser et provoquèrent une telle
bourrasque que le Pays Royaume Village faillit disparaître de la carte.
Extrait de Les
aventuriers du cerf-volant. Publié (puis sottement sorti de
catalogue) par Hachette. Paris, 1998 . Illustrations : Gabriel
Lefèvre. Traduction : Mireille Meissel.
Sélectionné par la Bibliothèque
Internationale de la Jeunesse (Munich) comme l’une des meilleurs livres pour la
jeunesse publiés dans le monde en 1996 (Sélection The White Ravens).
Prix La Rosa Blanca aux meilleurs
livres d’auteur cubain de l’année. Union des écrivains de Cuba.
Edité originalement sous le titre « Aventuras de Rosa de los Vientos y Juan
Perico de los Palotes » par:
El Arca. Barcelona, 2001. Illustrations de Daniel Sesé.
Alfaguara. Buenos Aires, 2004. Illustrations de Xulián (Julián Roldán)
Version électronique en anglais, espagnol et galicien de l’un de
contes-chapitres : « Así empezaron las aventuras de Rosa de los
Vientos y Perico de los Palotes ». Editorial Galaxia. Pontevedra, 2012:
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