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jeudi 19 septembre 2024
II Festival d'ecrivains hispaniques d'Aix-en-Provence
lundi 16 octobre 2023
Cuba, terre des débrouilles
Une fois n'est pas coutume.
Habituellement je parle de littérature jeunesse. C'est la spécialité que je cultive en tant qu'auteur, mais aussi en tant que critique littéraire. N'empêche, au long de ma carrière, j'ai aussi publié des articles sur des romans et autres ouvrages pour les adultes. C'est ainsi que j'ai été invité à présenter La Havane, année zéro, en présence de son auteur, Karla Suárez, à l'ambassade de Cuba. C'était en 2012, à la sortie de l'édition française (l'ouvrage était alors inédit en espagnol).
Voici le texte que j'ai élaboré alors et que, je ne sais pas bien pourquoi, je n'ai pas publié jusqu'à aujourd'hui.
KARLA et L' ANNEE ZERO
La Havane année zéro (Métailié. Paris,
2012) n’est pas le roman définitif sur l’année 1993 car cette année terrible où
le Cuba moderne toucha le fond fut une année trop complexe, trop pleine de
cauchemars et délires pour être contenue dans un seul roman. La Havane année zéro est pourtant un
roman « définitoire » (si la langue française me permet utiliser
ainsi le terme) car l’auteur raconte non seulement les histoires individuelles
d’une poigné de Cubains contemporains et d’un Italien du XIX siècle qui –comme un
fantôme opiniâtre et doté d’ubiquité– tisse les liens subtils et tenaces qui
relient lesdits hommes et femmes malgré leurs âges, métiers et sensibilités
divers, elle raconte à travers eux –devenus sa métaphore- cette année où ils étaient nulle part.
Karla Suárez (La Havane, 1969) est une jeune romancière. La Havane année zéro n’est que son troisième roman, mais il apporte la preuve d’une surprenante maturité grâce, en premier lieu et justement, au fait qu’il ne prétend pas accomplir l’impossible totalité de cette année 1993 qui marque le principe et la fin de tant de choses à Cuba. La maîtrise de Karla est perceptible dans la minutieuse et très intelligente structure du roman, dans l’efficacité des personnages, qui gagnent en crédibilité à fur et à mesure qu’ils changent de masque... Car ce roman est un bal masqué exécuté par les cinq héros : Julia, la narratrice, Euclides, le mathématicien en décadence, Angel l’amoureux doux mais pas facile, Leonardo l’écrivain tricheur et Barbara, la fausse italienne. A ces cinq-là, il faut ajouter un personnage tout à fait inattendu, extrêmement secret et anonyme, mais pas moins soumit au jeu des changements: le destinateur du récit, celui à qui Julia parle… pas toujours aussi franchement que l’on pourrait le penser.
Derrière et autour de ces figures centrales, il y a d’autres personnages. Ils ne sont pas moins intéressants parce moins présents, comme Chichí –dont le rôle échappe à tout le monde, lui-même compris– ou Margarita –qui n’apparaît qu’à travers l’évocation des autres, mais sans laquelle l’histoire n’aurait eu lieu d’être. Et bien sûr, Antonio Meucci, l’inventeur génial et malchanceux qui créa le téléphone dans un pays où, presque un demi-siècle plus tard, les rares téléphones existants ne marchent qu’occasionnellement… Et c’est avec une sorte d’humour noir que Karla (et son double qui n’en est pas un, Julia) souligne ce paradoxe. Meucci, ne nous ai pas livré tout d’un coup, mais petit à petit, un peu à la façon que Julia elle-même arrive à composer sa figure fascinante. Mais lui, le fantôme, l’incompris, il est le seul à ne pas porter un masque ; le seul qui reste toujours lui-même, dans ses rêves et sa persistante malchance.
Je pense que le personnage le plus intéressant, celui qui a certainement donné le plus de fil à tordre à notre romancière, c’est Julia, cette fausse naïve, cette fille qui se fait toujours avoir, qui se fait berner par tout le monde, mais qui se relève chaque fois du piège dans lequel elle vient de tomber pour reconstruire le puzzle et, avec patience et méthode de mathématicienne, poursuivre sa quête de la vérité. Julia, tout comme le docteur Watson, raconte une enquête qui semblent mener plutôt les autres (même s’il n’y a pas ici de Sherlock Holmes). Mais, comme tout bon lecteur sait, le personnage narrateur ne peut pas être –ni doit paraître– futé. C’est pourquoi Julia, que nous pouvons connaître mieux que tout autre personnage, parce qu’elle est la seule à nous livrer ses sentiments, ses doutes et frustrations en direct, est malgré tout tenu de cacher, au lecteur en premier lieu, mais encore à elle-même, qu’elle est le véritable héros du roman : Watson Holmes… en cœur et en jupe.
Si vous lisez le roman, comme je l’espère, vous allez –tout comme moi– perdre la patiente avec Julia, la trouvant des fois trop naïve, trop lente (c’est bien sûr une tactique de la romancière !). Mais tout comme moi vous allez patienter jusqu’à la fin pour comprendre que le véritable naïf c’est vous-même. Sur la dernier phrase du roman, croyez-moi, vous allez éclater d’un grand rire, vous allez enlever votre chapeau (car vous en porterez un, même si vous ne le savez pas) et, débout, vous allez applaudir : Bravo Julia ! Bravo, Karla !
La Havane
dans l’année zéro
Dès la première ligne, le décor (qui n’en est pas un, pas uniquement) est plantée : « C’était en 1993, année zéro à Cuba. L’année des coupures d’électricité interminables, quand la Havane s’est remplie de vélos et que les garde-mangers étaient vides… » Mais tout de suite la métaphore vient renforcer et rendre transcendante la chronique : « Il n’y avait plus rien. Pas de transport. Pas de viande. Pas d’espoir » (p. 11)
1993 est l’année la plus longue jamais vécu à Cuba : elle commence en fait le 26 décembre 1991, avec la dissolution de l’Union Soviétique, et se termine le 13 juillet 1993, avec l’annonce par Fidel Castro que désormais les Cubains pourraient détenir des dollars et autres monnaies convertibles. Avec l’autorisation à travailler à son compte dans quelques petits secteurs de l’économie, la légalisation de possession des dollars (qui étaient déjà dans certaines poches) a été le premier pas de la libéralisation économique qui changea à jamais, la société cubaine postérieure à 1959.
Mais j’ai déjà averti que nous sommes dans un roman et aucun évènement d’importance nationale ne sera privilégié sur les destins individuels que l’on nous raconte. Bien entendu, la Situation est bien là, pesante comme les Dieux des tragédies grecques, et ce que vivent les héros révèle ce que vive le pays. Est-ce un hasard si [je cite] : « les choses avaient commencé bien avant, en avril 1989, quand le journal Granma a publié un article intitulé ʽLe téléphone a été inventé à Cubaʼ… » ? (p.11)
La terrible
crise cubaine de 1993, a elle aussi, commencé en 1989. Pas en avril mais en
novembre, avec la chute du Mur de Berlin. Comme tous les autres Cubains, les cinq
héros sont des braves gens qui n’ont rien : ni électricité ni eau courante
(les coupures de courant sont fréquents), ni nourriture (aliments rares, peu
variés –des kilos de choux sont mangés dans ce roman !– et de mauvaise
qualité), ni rhum (cet alcool si cher aux Cubain), ni café (le thé même, qui
n’était qu’une alternative déjà peu apprécié, se voit à son tour substitué par une
infusion comme la citronnelle autrefois réservé aux usages médicales), ni
transport (les longs parcours à vélo ou à pied pointent le récit). Les cinq
héros, pourtant, ont quelque chose qui manque à bien d’autres : une
utopie. Ils s’acharnent à retrouver un manuscrit du XIX siècle qui rendra à
l’italien Antonio Meucci (1808-1889) la paternité de l’invention du téléphone.
En fait, c’est un signe des temps : ce n’est pas uniquement dans la fiction que des nombreux Cubains dont la vie quotidienne était assez misérable, se sont engagés dans des projets que l’on pourrait ainsi qualifier de délirants. Ce que l’on ne comprend toujours pas dès l’étranger c’est que, aussi farfelu que cela puisse paraître, ces projets aident ceux qui les mènent à supporter l’insupportable : la complète frustration, l’impression d’avoir sacrifié en vain toute leur vie (20, 30...50 ans et plus, selon le cas). A la perte de l’utopie nationale, ils substituent une utopie personnelle, o celle d’un petit groupe.
Julia, Euclides, Angel et Leonardo ne cherchent pas pour les mêmes raisons le document qui rendrait incontestable à jamais le fait que ce ne fut pas l’Américain Graham Bell, mais l’Italien Meucci qui inventa le premier la transmission de la voix par flux électrique. Il n’y a que Julia qui –au début en tout cas, car elle se trompe peut-être sur son propre compte– ne pense qu’à la valeur scientifique et historique de la découverte.
Par la force de
la source autobiographique ou par quête générationnelle, Karla Suárez a consacré
tous ses romans à cette époque charnière entre le Cuba du passé récent
(1959-1989, le Castrisme « classique ») et la période encore en cours
(1990-201?, celle de l’effritement du modèle), mais ce n’est pas directement la
grande Histoire, le destin collectif qui semble l’intéresser en premier lieu,
mais surtout les destins individuels des femmes et hommes qui brûlent dans le
feu lent (du réchaud à kérosène dominant la période) de cette transition qui ne
dit pas son nom. Le premier roman de Karla, Tropiques
de silence (Métailié, 2002) raconte 20 ans du Cuba castriste, mais il se centre
sur des évènements qui ont lieu à la même époque que La Havane année zéro (publié exactement dix années plus tard), et
les personnages de l’un et l’autre ouvrages sont très proches. On pourrait même
supposer qu’ils se sont croisés, qu’ils se retrouvent dans les soirées littéraires
chez Leonardo, par exemple (l’auteur avoue qu’elle aime enchaîner ses livres à
travers personnages et événements, même si elle le fait sur le mode du privet joke et que seulement des
lecteurs très attentif s’en rendent compte).
Je ne connais pas toute l’œuvre de notre auteur (des récits, des nouvelles, son deuxième roman, La voyageuse, également publié chez Métailié, en 2005) mais je crois savoir que son prochain roman, s’intéresse encore à l’une des sources de la crise des années 90… Mais je ne trahirai le secret : moi aussi je suis écrivain et je sais qu’il y a de choses que l’on ne doit pas nommer sous peine d'excommunion.
Thriller lent
La Havane année zéro est un thriller lent, sensuel, malin. Un thriller au rythme de boléro, de ces chansons sirupeuses de Roberto Carlos qui aime écouter Julia lorsqu’elle est dans le chagrin d’amour. Mais la musique du roman est aussi pimentée et riche que les compositions de Carlos Valera et autre rockers protestataires cubains que la narratrice n’aime pas moins.
Du thriller, ce
roman présente certains caractéristiques bien identifiés : le personnage
réel, avec une place mal connue mais véritable dans l’Histoire (avec grand H),
les continuels rebondissements, les fausses révélations et anticipations
alléchantes (phrases, souvent en fin de chapitre, du genre : « Nous étions les variables d’une même
équation. Une équation qui ne serait résolue que des années plus tard, et sans
nous, bien sûr » (p. 11). J’ai choisi celle-ci, la première entre
toutes celles qui ponctuent le roman (peut-être y en a une tous les deux
chapitres) car elle révèle deux choses : tout d’abord, ici la narratrice
ne parle pas de la solution du problème de la disparition du manuscrit de
Meucci, mais de la conjoncture politico-économique du Cuba dans les années de
la période dite Spéciale. D’autre
part, le fragment que je viens de citer est un bon exemple de langage
scientifique, de ces références à la science qui sont la marque du style de
narration de Julia –la protagoniste-narratrice, qui est mathématicienne– mais aussi une volonté de la romancière,
elle-même ingénieure informatique, qui utilise les mathématiques comme élément
organisateur de la trame et comme condiment de quelques sous-trames… Même s’il
ne faut pas se tromper : Karla Suárez avoue ne pas être une spécialiste
rompue à la mathématique moderne, mais en bonne écrivaine, elle s’est
minutieusement documentée pour l’écriture de son roman, et pas seulement en ce
qui concerne les maths, mais –bien entendu– en tout ce qui a rapport à la vie mouvementé
et bouleversante d’Antonio Meucci (cet Italien qui mena au XIX siècle, à Cuba
et aux Etats-Unis une vie très semblable à celle des Cubain d’aujourd’hui :
afrontant avec débrouillardise et opiniâtreté la malchance la plus tenace).
Exercice du style Karla
La Havane année zéro est un roman choral d’un genre très particulier. A l’envers de « Rashomon » où le même fait est raconté –avec perspectives complètement différentes– par les différents personnages impliqués, ici il n’y a qu’une narratrice pour raconter un fait qui n’arrête pas de changer. Pirandelienne, Karla Suárez mène ses six personnages (les cinq héros contemporains et Meucci lui-même) dans la quête d’une vérité qui semble insaisissable et toujours incomplète.
A la fin de la
riche première page (que je n’ai pas encore réussi à épuiser) Karla
écrit : «Pour moi tout a commencé
chez un ami que j’appellerai, disons… Euclides. Voilà. Je préfère cacher les
véritables noms des personnes impliquées pour ne pas heurter les sensibilités… »
(p. 11)
Ici encore, nous
avons deux donnés qui se chevauchent : la narratrice (qui avouera bientôt
avoir choisi son pseudo de Julia en hommage au mathématicien du même nom)
rebaptise son ancien professeur de maths comme le célèbre savant grecque. Au
fur et à mesure qu’elle présente les différents personnages, Julia/Karla
choisira avec pareille soin et finesse d’esprit leurs surnoms : Angel pour
le très beau et apparemment innocent jeune homme dont elle tombe amoureuse et
Leonardo pour le très intelligent et séducteur écrivain. Chaque personnage du
roman -tout comme nombreuses de ses situations- est composée de facettes
changeantes et trompeuses ; rien de moins naturel donc que de les affubler
de pseudonymes qui ne sont que leurs premiers masques. Au même temps, la
procédure sert à cacher la véritable raison pour laquelle la narratrice tient à
ne pas révéler les véritables noms des impliqués… Mais je ne dirai pas plus,
car je dois préserver pour mes auditeurs et futurs lecteurs de Karla, les mêmes
plaisirs (surprises !) que je eu en lecteur « innocent » du
roman.
Je m’autorise seulement un avertissement : méfiez-vous ! Méfiez-vous de chaque mot car dans ce roman, les premiers à porter des masques ce sont les mots eux-mêmes !
La prose de Karla est en ce roman sobre, claire, très précise. La romancière ne commet pas l’erreur –assez fréquent, même chez des écrivains confirmés– de confondre le « je » ou le « il » qui raconte avec la personne précise de l’auteur. Ici c’est Julia, mathématicienne et pas écrivaine qui raconte, et en plus il s’agit d’un récit supposé oral ; tout au long du roman, la narratrice s’adresse directement à quelqu’un qui –nous finirons par le comprendre–ce n’est pas nous, le lecteur, mais un personnage de fiction auquel, même, à un certain moment Julia demande la permission de arrêter de vouvoyer pour lui dire « tu ».
Néanmoins, le style de Julia/Karla n’est pas, loin de là, terne : des formules pertinentes, drôles, poétiques, révélatrices, surgissent de temps en temps, comme ces bonnes épices qui relèvent un plat ou comme ces riches ingrédients cachées à l’intérieur d’un mets en apparence banal, comme de la polenta aux crevettes ou du ris à la truffe. Et si elle semble chanter sans trop de fioritures c’est, comme le font souvent les auteurs-interprètes (en espagnol on leur donne la très approprié appellation de canta-autores), pour que l’on entende mieux les paroles, c’est-à-dire le « message » (ce vilain mot auquel tout auteur déteste voir son travail réduit).
En voici quelques échantillons :
« Vous vous rappelez le jour où le Mur de Berlin est tombé ? Eh bien, la poussière est arrivée jusqu’ici et on a été nous aussi réduits en poussière »
« Ce qui manquait encore à Euclide, à sa crise intérieure, c’était une bonne crise extérieure et, celle-là, le pays la lui garantissait » (p.18)
« Quand j’étais la maîtresse du professeur de physique, nos nous cachions dans son laboratoire et une fois il m’avait montré un hologramme (…) C’était si beau que je n’ai pas résisté à la tentation de m’approcher pour toucher l’image, mais ma main a traversé ce corps projeté que je n’ai pas pu saisir puisqu’il n’existait pas (…) Je me suis souvent sentie ainsi à La Havane cette année-là, comme un hologramme, une projection de moi-même et il m’est même arrivé de craindre que quelqu’un passe sa main sur mon corps pour découvrir qu’il n’existait pas » (p.24)
« Alamar est comme une grand ruche qui ne produit rien. La vie est ailleurs » (p.55)
De temps en temps, Karla ne se contente pas d’une métaphore, même réussi, et elle rentre dans le détail, car certains détails ne sont pas tout simplement une touche de couleur intelligente dans l’inintelligibilité de la mécanique cubaine, mais ces éléments qui font de La Situation un personnage insaisissable et fantasmagorique, poursuivant, torturant même les héros. On ne comprendrait rien à l’histoire de La Havane année zéro sans expliquer quel est ce point zéro dans lequel tomba la capitale cubaine, avec tous ces habitants et le pays tout entier, au long du très long an 93.
La métaphore est pourtant toujours là, car l’histoire de ces Cubains qui s’acharnent –sans exclure mensonges et petites trahisons entre amis– à trouver le manuscrit qui rendra la gloire au pauvre Antonio Meucci, mort depuis un siècle, mais aussi de l’argent et la célébrité pour eux-mêmes, est un avatar de l’histoire récente de Cuba : pays en ruine qui ne cesse de rêver.
L’humour parcourt le roman en revêtant tout la gamme : ironie, blague franche, dérision amère ou délire oulipien:
Dante aurait dû ajouter un trajet en bus
d’Alamar à La Havane. Là, tu es vraiment collé à ton prochain, si près qu’il te
souffle son haleine directement au visage, et tu peux confondre son corps avec
le tiens, tu ne sais plus si la jambe qui tr frôle est la tienne o celle du
voisin, si ce que su sens cloué dans tes fesses te plaît ou t’incommode… (p.119)
Je crois que si les miroirs n’existaient pas, le mot « vieillir » n’existerait pas non plus. Certes, on noterait une force physique moindre, mais sans miroir elle serait difficile à expliquer, on irait alors consulter un psychologue : je ne sais pas ce qui m’arrive, mais je suis souvent fatigué. Ne connaissant pas lui non plus le concept de vieillissement, le psychologue observerait son patient qui, physiquement, ne ressemblerait pas à un patient de vingt ans, et conclurait que la différence d’aspect tient à des problèmes affectifs… (p. 72)
Lorsqu’Angel a expliqué qu’on ne servait que de la cuisine végétarienne, j’ai tiqué. J’ai toujours été une végétarienne de deuxième génération, la vache mange de l’herbe et mi je mange de la vache, mais à cette époque on ne trouvait les vache que là où étaient les dinosaures : dans les livres. (p. 74)
Entendre Angel prononcer les mots « épouse-moi » m’a remuée au plus profond,n je ne sais pas, c’était comme si mon esprit romantique s’était réveillé et que j’entendais une chanson re Robertro Carlos/ Tout à coup je me suis vue avec une longue traîne, les gens criaient « vive les mariés ! », Don Quichotte nous déclarait « mari et femme » et le vendeur lançais en l’air des poignées de cacahouètes. (p.198)
Science et roman
En véritable
écrivain, Karla Suárez alimente son récit avec son sang et sa vie. Autres de
ces romans nous sembleront plus autobiographiques, et elle s’amuse même à
brouiller les pistes, en insistant sur certains traits qui l’éloignent de son
héroïne-narratrice, Julia. Néanmoins, des nombreuses sources de la construction
fictionnelle nous mènent directement aux expériences de l’auteur : la
science (Karla est informaticienne, Julia, mathématicienne), la musique
(présente dans le rythme et la structure du roman), la jeune femme qui dût aussi
s’épuiser au vélo et se nourrir d’amour et de citronnelle tiède avant d’
émigrer en Italie (sans quoi elle n’aurait jamais songé à tisser l’histoire
d’Antonio Meucci avec des vies cubaines à l’auteur de 1993) et, bien entendu,
la littérature. Car Julia parle littérature, égrène au fil des pages des
éléments d’une Ars Poética qui est plutôt celle de Karla Suárez ou, en
tout cas, un résumé de la genèse de La
Havanne année zéro :
Leonardo racontait ce qu’il savait de la vie de l’Italien et ce qu’il découvrait. Il construisait son roman de la même façon, il avait déjà composé des fragments, des scènes, des dialogues qui lui venaient à l’esprit, mais tout écrit, disait-il, est susceptible de changement, car un livre est un organisme vivant qui grandit, respire, exige son espace. Ce soir-là je lui ai demandé s’il savait quand il terminera et il a souri… (p. 126)
L’auteur nous
régale également avec des petites digressions dans lesquelles s’entremêlent
sciences pures et science littéraire (chose qu’elle avoue être l’une des
composantes de sa propre écriture): « Pour Leonardo, je raisonnait comme
une romancière, mais pour moi il raisonnait comme un mathématicien. Nous avons
ri et conclu que nous étions les deux faces d’une même pièce (…) D’Après
Leo je me servais de nombres comme lui des mots…» (p. 166).
Selon Poincaré, les découvertes mathématiques ne se produisent jamais spontanément, elles présupposent une base solide de connaissances préalables bien mûries. Justement, il y avait quelque chose de cet ordre avec le roman de Leo : avant de l’écrire, il lui fallait acquérir ces connaissances. En l’écoutant, je me suis demandé où il trouvait son plus grand plaisir, dans l’écriture proprement dite ou dans la recherche, car ses yeux, directement ou à travers ses lunettes, trahissaient un enthousiasme extraordinaire. (p.64)
Karla ne porte
pas de lunettes mais ce genre de réflexion lui appartient tout entière. Tout
écrivain se pose la même question.
Mais la science
peut être appliquée dans tout autre domaine :
« Toute jeune mon esprit scientifique m’a conduit à explorer le champ masculin, les corps, les coutumes, las manies, à les ordonner comme des nombres, par exemple : naturels, entiers, rationnels, complexes ou réels » (p.162)
De l’art de
comprendre cette contrée bizarre qu’est Cuba
« donne-moi une situation de crise, et je te dirai comment l’illusion te prendra. C’était ça, le document de Meucci :de l’illusion pure » (p.239). Archimède disait « donne-moi un levier et je ferai bouger le monde. Lorsque Fidel Castro s’est saisi du pouvoir en 1959 il a compris que le levier avec lequel il ferait marcher les Cubains là où il le voudrait bien ce serait l’illusion.
Sauf que, vers la fin du roman, la narratrice, désabusée finit par comprendre qu’à force de tirer du levier, celui-ci a fini par caser : « Peu à peu nous ressemblerons aux pays normaux : celui qui a de l’argent s’en sort bien, celui qui n’en a pas est baisé ».
« Je me suis souvent demandé si mon obsession pour lui était réelle ou si je tombais dans le piège du pays, celui de l’homme seul, de l’appartement du Vedado, de la frustration, de la recherche d’un point d’appui » (p. 180). Car, en effet, à Cuba (tout comme avoir une voiture moderne) posséder un appartement au Vedado, à Nuevo Vedado ou à Miramar c’est presque comme être un étranger. On dirait qu’à Cuba le seul avancement socio-économique possible est toujours question de géographie : ou tu partes avec un étranger ou, tout au moins, tu te lies avec quelqu’un de confortablement installé dans un beau quartier. C’est de même pour les gens de l’intérieur du pays : il faut à tout prix émigrer à la capital, là où tous les rêves semblent possibles : y compris celui de réussi après le grand bond en avant : partir à l’étranger.
Le sexe et non seulement l’amour est très présent dans le roman. Dans la page 163, la narratrices se livre même à une très drolatique classification des verges. Il est bien connu que le sexe masculin jouit à Cuba d’une vaste et parfois surprenante nomenclature. Cela a déjà était mentionné par d’autres auteurs, mais notre romancière nous offre un véritable morceau de bravoure avec une classification drôle et innovante.
Des
broutilles
Pour que l’on ne puisse dire que je suis tombé éperdument amoureux de ce roman, au point de ne pas lui trouver le moindre petit défaut, j’avoue qu’en arrivant au chapitre II, j’ai eu l’impression que l’auteur reprenait en partie le chapitre I, surtout en ce qui concerne le contexte cubain de l’époque… mais avec plus de verbe. Je le dis au cas où les futurs lecteurs qui m’écoutent, ne trouveraient pas leur compte dans ce premier chapitre qui, paradoxalement, pourrait rassurer d’autres lecteurs… ?
Autre détail qui m’a déplu : les divers personnages marquent un peu trop souvent leur surprise en écarquillant les yeux. Peut-être que dans l’originale, c’est dit de façons diverses, mais ce n’est pas le cas dans la traduction. Par ailleurs ici et là, surtout au début il y a quelques formulations un peu trop conventionnelles ou recherchant un effet facile. Mais, c’est encore peut-être la faute du traducteur ?
La traduction est, par ailleurs, de très bonne tenue. Sauf que celle-ci ne remplit toujours la fonction de médiation qui est la sienne lorsqu’il s’agit d’un ouvrage décrivant une réalité culturelle trop éloigné du lecteur. J’ai noté quelques broutilles (on est réduit à ça lorsqu’on lit un livre très bon et très bien traduit) dû aux spécificités cubaines et pas à un quelconque manque de maîtrise de la langue de la part du très compétent Français Gaudry :
« … nous
n’avions droit qu’un pain par jour », se désole Julia dans la page 23. Et
alors ? se dira le lecteur français, habitué à la taille plutôt
considérable du « pain » français. Celui-ci ne sais pas que en 1993
–et bien avant et après– ces pains-là, délivrés par voie du carné de
rationnement ne pèsent que quelques dizaines de grammes. Ça aurait était plus
claire en traduisant « petit pain ».
Quatre pages
plus loin on peut lire une phrase qui fait allusion à une blague très courante
dans les pays communistes mais qui devient tout d’un coup opaque :
« Cette idée que nous sommes tous égaux incite à se différencier par de
petits détails ». Rien dans les lignes environnantes ne permet de saisir
la signification réelle de cette réflexion.
Page 29 il
manque également la nécessaire médiation qui doit parfois opérer un
traducteur : « Barbara nous a proposé de dîner tous les quatre le
lendemain dans un paladar, un petit
restaurant privé, elle nous invitait, bien sûr … ». Le mot est bien en
italique, mais « petit restaurant privé» est loin de tout expliquer à
celui qui ne connait pas la réalité cubaine de l’époque : dans un pays ou
tous les services étaient étatiques, ces petits restaurants, qui commençaient à
peine à se développer –clandestinement comme l’indique la romancière dans page
suivante– étaient les seuls à fournir une bonne nourriture, souvent avec des denrées
dont la commercialisation était interdite ou rigoureusement restreinte, à des
prix défiant tout portefeuille et, à l’époque, uniquement en dollars.
Page 68 :
le traducteur traduit « escritora » par « écrivain ». C’est
courant en français, sauf que en ce moment on parle de la Comtesse de Merlin
qui fut, précise Karla, notre premier écrivain de sexe féminin, ceci dès les
années 1830, alors que les premiers hommes de lettres nés à Cuba on les
répertorie déjà au XVIII siècle.
p.119 Nous étions amants c’est tout, nous n’étions
pas un couple ni des fiancés, ni du genre « je te présente ma
camarade ». Le traducteur ne perçoit pas ici la nuance qui permet à
l’omniprésent mot « compañera/o »
signifier indistinctement « camarade »,
« condisciple », « collègue » ou, comme ici,
« compagne ».
p. 129
Margarita, l’épouse regrettée d’Angel, est souvent appelée
« Margarita-la-mer-est-belle-et-le-vent », une référence littéraire
latino-américaine dont le sens échappe à mon avis au lecteur français. Pourquoi
le garder alors ? La même chose arrive lorsque dans sa prose Karla Suárez
évoque des lettres de boléros et autres chansons populaires. Plus qu’un
« tic » c’est un tatouage, un signe d’appartenance qu’arbore tout
prosateur cubain postérieur à 1965. Mais
lorsqu’un traduit un roman cubain, doit-t-on se contenter de traduire ces
phrases qui en ont perdu presque toute leur saveur?
p.130 La
narratrice décrit un film amateur : « Une gosse coiffée d’une petite
casquette en carton en forme de cône soufflait ses bougies d’anniversaire. Elle
tenait la ficelle d’une piñata*
entourée d’autres enfants eux aussi coiffés de cônes en carton et tenant un
ficelle à la main… ». Le traducteur a pris soin de préciser dans une note
en pied de page : « Récipient suspendu que des enfants aux yeux
bandés brisent à coup de bâton pour y récupérer des friandises ». C’est
exact pour certains pays de culture hispanique, mais pas pour Cuba. Chez nous
pas d’yeux bandés, pas de bâton non plus : le fond du récipient est percé
par de nombreuses ficelles dont les bouts sont repartis entre les enfants. Une
fois l’ordre donné ils doivent tirer des ficelles et, le fond ainsi crevé, le
récipient verse une pluie de friandises et petits jouets que les enfants se
disputeront assez sauvagement. Les « piñatas » sont toujours des
objets en forme de maison, bateau, animal… en papier colorié. Dans sa version
cubaine, elles survivent à l’éventrement et il n’est pas rare de les retrouver
dans d’autres fêtes d’anniversaire, voire des années plus tard. Mais c’est
qu’il faut remarquer c’est le détail de la ficelle, que Karla tient à souligner
et que la note du traducteur ne fait que rendre abscons.
p. 133
« J’imaginais comment m’arranger pour distraire tout le monde, partir
promener Etcétera avec Euclide, pendant que la vieille serait au magasin, par
exemple… ». Par « le magasin » un cubain entend la superette du
coin, établissement étatique auquel est relié chaque citoyen, détenteur du
précieux carné de rationnement. C’est dans ce magasin-là (LA tienda) et pas dans un autre que l’on
peut se procurer les produits essentiels subventionnés, certes, mais
strictement rationnés.
p. 146 « A la cuisine je me suis servi un verre d’eau que je suis allé boire sur la terrasse » (il s’agit du petit appartement que Julia partage avec sa nombreuse famille à Alamar. Ces appartements n’ont pas, que je sache, des « terrasses » mais à peine de petits balcons. L’emploi de ce mot octroierait à l’appartement de la famille de Julia un confort dont il était certainement dépourvu.
dimanche 16 avril 2023
LE CHEMIN DE LA FORÊT
Le chemin de la forêt La Lucarne des Ecrivains Paris, septembre 2023 |
En fait, j'ai conçu les éléments principaux de cette histoire avant de publier la première version de La légende de Taïta Osongo en 2004 (aux éditions Ibis Rouge, à Matoury, Guyane et bien avant sa dernière version aux éditions Orphie, à Saint-Denis de La Réunion, en 2017). L'anecdote ne pouvant s'accommoder à l'intérieur du roman et ne correspondant pas, non plus, au style plus poétique et au même temps plus réaliste du récit, j'ai décidé de l'aborder plus tard, dans une forme et pour un destinataire plus adapté.
Lorsque j'ai enfin commencé à écrire Le chemin de la forêt, j'avais entamé ma carrière d'illustrateur. J'ai en fait réalisé texte et illustrations en simultanée. Pourtant, ce n'est qu'en 2018 j'ai publié une première version, en espagnol, à Cuba. Imprimé sur un vilain papier et des encres de mauvaise qualité avec, en prime, diverses erreurs de mise en page, je préfère ne pas en dire d'avantage.
L'édition française, parue en septembre 2023, est donc celle de référence. D'autant plus que j'ai profité pour rendre le texte plus précis.
première rencontre avec le public au Festival Internacional du livre de Sète, en août 2023 |
présentation du livre et exposition des originaux des illustrations à La Lucarne des Écrivains, octobre 2023 |
Une autre particularité de mes deux récits autour du sorcier/esclave Taïta Osongo est la différence dans le style d'illustration. La deuxième édition (2017) de La légende de Taïta Osongo je l'ai illustré en tenant compte du fait qu'elle s'adressait à un public adolescent et que l'impression serait en noir et blanc.
La légende de Taïta Osongo Orphie. Sant-Denis, 2017 |
Le chemin de la forêt est un conte initiatique avec des messages tels que la lutte pour la liberté, l'entre-aide, l'adaptation à son environnement... traités avec plus de poésie que d'une quelconque intention pédagogique.
Dans les illustrations j'ai essayé de rendre les couleurs de mon pays natal, Cuba, et des terres où l'esclavage des noirs a permit le système d'exploitation coloniale (aux Amériques, l'océan Indien) tout en préservant l'universalité qui est propre au conte en tant que genre.
... un jour de grand malheur arrivèrent les trafiquants d'esclaves |
Rattrapé
à chacune de ses tentatives d’évasion, Taïta Osongo fut chaque fois cruellement
puni. Comme il ne tardait jamais à retenter sa chance, on finit par l’enchaîner
au fond d’un lugubre cachot. |
« Je n’oublierai jamais ce que tu as fait.
Chaque fois que tu auras besoin de moi,
je serai à tes côtés. »
mardi 29 octobre 2019
SALON INTERNATIONAL DU LIVRE DE GUYANE
lors du café littéraire pour parler de la littérature cubaine aujourd'hui |
nous nous connaissions déjà et c'était une joie de se retrouver sous le chaud soleil de la Guyane |
une partie de nos livres en vente au Salon |
C’était ma troisième participation au Salon du livre de Guyane.
En 2001, j'ai présenté en Guyane mes trois premier livres français:
publiés chez Hachette en 1998, 2000 et 2001 ces titres sont actuellement en attente de reprise par un bon éditeur |
avec Haïti comme pays à l'honneur
A chacune de mes visites en Guyane j'ai rencontré mes jeunes lecteurs... un peu partout dans le vaste département:
En 2001 c'était à Cayenne et Regina
En 2005, Iracoubo et Maripassoula
|
Cette fois-ci je me suis rendu de nouveau à Iracoubo
J'ai visité les berges de l'Oyapoc, frontière avec le Brésil (2001) |
J'ai fait du kayak à la crique Gabriel (2005) |
J'ai parcouru en pirogue par le fleuve Mahury (2019) |
et suis revenu à Cacao, le village hmong (2019) |
II Festival d'ecrivains hispaniques d'Aix-en-Provence
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